Chapitre XII

La nouvelle ruée des laves avait renversé tous les espoirs de Morane et de ses compagnons. Selon les calculs de Kreitz, qui avait étudié la coulée de près, celle-ci mettrait encore sept jours pour parcourir la distance séparant son front des eaux du lac. À partir de ce moment-là, elle y déverserait des tonnes de matières incandescentes, dont la température plafonnait aux environs de mille degrés, à un endroit où, justement, la berge plongeait à pic. L’immersion des laves serait donc brutale, et elles n’auraient guère le temps de se refroidir avant d’atteindre le fond. Cette circonstance augmentait encore, dans des proportions notables, les dangers de dégagement des gaz mortels.

Au soir du premier jour, un conseil réunit Morane, Kreitz, Xaroff, Lawrens et Packart dans la baraque de ce dernier. Tous les regards étaient tournés vers Morane. Jusqu’ici, il avait réussi à surmonter les situations les plus désespérées, et ses compagnons continuaient à lui faire confiance.

— Mes amis, dit-il, il n’est plus question ici de coups de force ni de ruse. Seule, la science peut nous tirer de ce mauvais pas. La science et un mort…

— Un mort ?… fit Packart. Que voulez-vous dire ?

— Souvenez-vous de ce que Bernier a déclaré avant de trépasser… Il a dit que, seul, l’ozone pouvait servir de catalyseur à l’hydrogène sulfuré.

— Nous savons cela, interrompit Packart. Mais, en admettant que nous réussissions à produire de l’ozone en quantité suffisante, comment parviendrions-nous à l’injecter, par doses massives, dans les eaux du lac ?

D’un geste, Bob apaisa le géant.

— Gardons notre calme, dit-il, et étudions la chose avec méthode. Pour commencer, avons-nous la possibilité de fabriquer de l’ozone en grande quantité ?

Pendant un moment, Packart parut réfléchir intensément.

— Nous le pouvons, finit-il par déclarer. Nous avons le courant à haute tension en provenance du barrage de la rivière Lundi. Il nous suffira de produire des décharges d’une dizaine de milliers de volts entre des plaques de métal inoxydable. Sous ces décharges, l’air se décomposera alors en ozone, qui sera recueilli dans une chambre spéciale. Avec l’outillage et les moyens techniques dont nous disposons, il nous sera aisé de mettre cet appareillage au point en un temps record. Pourtant, Bob, je dois une nouvelle fois vous poser la même question que tout à l’heure. Comment réussirons-nous à injecter cet ozone dans les eaux du lac ?

— Comment ? fit Bob. Dans quelques instants, mon vieux Jan, et vous tous, mes amis, vous aurez honte de ne pas avoir découvert vous-même ce moyen… Pour conduire l’ozone au fond du lac, nous avons les conduites de plastique qui devaient nous servir à extraire l’eau méthanisée. En outre, nous possédons une puissante pompe aspirante – celle-là même que nous avons montée au cours des semaines précédentes. Il nous suffira tout simplement de la transformer en pompe refoulant et le tour sera joué. Il y aura bien quelques petits problèmes d’ordre technique à résoudre, tel que celui des joints, par exemple, mais nous en viendrons aisément à bout…

— Et voilà ! explosa Packart. Il suffisait d’y penser… Décidément, mon vieux Bob, Jacques Lamertin a eu le flair en vous choisissant !

— Ne nous emballons pas, dit Morane. À présent que nous avons énoncé la théorie, envisageons la pratique… Aurons-nous le temps de mettre notre appareil au point avant que la lave n’ait atteint le lac ?

— Il nous reste six jours, répondit Packart. Juste le temps qu’il a fallu à Dieu pour créer le monde. Il était seul, et nous sommes six, sans compter les travailleurs spécialisés.

— Là réside justement la difficulté, intervint Lawrens. Un certain nombre de nos hommes, devant l’avance des laves, nous ont déjà quittés aujourd’hui. Combien en restera-t-il demain ?

— Assez, j’espère, dit Bob, pour nous permettre de mener à bien notre entreprise. Je vais réunir ceux qui restent et leur parler. Ceux qui accepteront de nous aider, recevront une prime importante. La Compagnie paiera. Une fois le travail terminé, tout le monde sera évacué, soit en avion, soit en hélicoptère vers les hauteurs… Seuls, Packart et moi demeurerons ici pour effectuer les derniers préparatifs. Ensuite, l’un de nous restera seul, et à la grâce de Dieu !

 

*
* *

 

Tout se passa comme Morane l’avait prévu. Une vingtaine de travailleurs spécialisés avaient accepté de demeurer à pied d’œuvre et, au matin du cinquième jour, un appareillage de fortune produisait l’ozone en quantité suffisante pour permettre tous les espoirs. Plus d’un kilomètre de conduite avait été déroulé le long des rives, jusqu’à l’endroit où la lave devait rencontrer celles-ci. Quatre cents autres mètres plongeaient dans les profondeurs du lac.

Par petits groupes, les travailleurs, Kreitz, Xaroff et Lawrens furent évacués vers les hauteurs, de l’autre côté du lac. Morane et Packart, comme prévu, demeurèrent seuls parmi les établissements déserts.

Ils passèrent le reste de la journée à surveiller l’avance des laves et à contrôler l’état des joints, dont dépendait le parfait fonctionnement du catalyseur. Selon les prévisions, les laves devaient atteindre le lac vers le milieu de la nuit et un seul homme suffirait alors pour assurer le bon fonctionnement de la pompe à ozone.

Packart voulait être ce seul homme. Il disait être plus habile technicien que Bob et, par conséquent, être tout désigné pour rester. Mais Morane ne partageait guère cet avis. Jacques Lamertin l’avait engagé pour accomplir une mission dangereuse, et il trouvait normal d’encourir tous les risques.

— Nous ne nous entendrons jamais, finit par dire Packart. Pourquoi, après tout, ne demeurerions-nous pas tous deux ?

Morane secoua la tête.

— Non, dit-il. Rien ne dit que le catalyseur apportera le résultat escompté, et il serait inutile de risquer deux vies humaines au lieu d’une seule. Vous allez partir avec l’avion…

L’entêtement se lisait seul sur les traits de Packart.

— Je refuse de vous obéir. Je resterai, moi, et vous partirez avec l’avion…

Bob haussa les épaules et fit la grimace.

— Vous avez raison, nous ne nous entendrons jamais, remarqua-t-il. Pourquoi ne pas laisser au sort le soin de décider à notre place ?

Il tira un jeu de trente-deux cartes de sa poche et les déploya en éventail.

— Celui qui tirera la carte la plus basse partira, dit-il.

Packart hésita un instant puis, finalement, tira une carte et la retourna. C’était un sept de pique. La plus petite carte du jeu.

— Vous avez perdu, dit Bob.

— Ce n’est pas sûr. Vous pouvez aussi tirer un sept. Il y en a quatre par jeu…

Morane sourit doucement.

— Inutile d’essayer de m’avoir, fit-il. Vous savez jouer au poker et vous connaissez la valeur des différentes images. Le pique tient la queue, et vous le savez bien. Même si je tirais un sept de trèfle, ou un sept de carreau, ou un sept de cœur, vous seriez encore le perdant…

Une fois de plus, Packart frotta ses larges mains l’une sur l’autre, dos contre paume.

— Vous êtes décidément le plus fort, dit-il. Mais le sort a parlé, et je dois me soumettre. Si, au moment où la lave entrera dans les eaux, vous sentez une odeur d’œufs pourris, c’est que le catalyseur ne remplit pas son office. Alors, filez aussitôt avec l’hélicoptère et montez le plus haut possible, pour échapper au gaz. Peut-être vous restera-t-il alors une chance de vous en tirer. Promettez-moi de ne pas risquer votre vie inutilement… Promettez-moi…

— Je vous le promets, dit Bob.

Les deux hommes se serrèrent la main et Packart, tournant les talons, se mit à marcher rapidement en direction de l’aérodrome.

Un quart d’heure plus tard, l’avion jaune s’élevait dans les airs et fuyait au-dessus du lac. Bob le suivit longuement des yeux, puis il rentra dans sa cabane et s’assit devant la table.

Pendant un instant, il demeura grave, puis il se mit soudain à rire doucement.

— Je sais piloter une auto de course, dit-il à haute voix, un canot automobile, un avion à hélice et un avion à réaction. À vrai dire, je sais piloter un tas d’engins différents, mais jamais je n’ai songé à apprendre à piloter un hélicoptère, et seul un spécialiste peut y réussir… Et dire que, tout à l’heure, j’ai dépareillé tous les jeux de cartes de la réserve pour en composer un à mon usage…

Il jeta devant lui, sur la table, le jeu de cartes qu’il avait gardé dans le creux de la main. Il était composé de trente-deux sept de pique…

La Griffe de Feu
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